Le pied à cinq cents dollars
J’étais de nouveau au volant de la voiture en train de me diriger vers le sud de San Francisco et le cimetière du Saint-Repos pour aller à mon « rendez-vous » avec le cou et sa maîtresse buveuse de bière. Ça allait être une rencontre intéressante, mais elle n’allait pas se dérouler comme ils l’avaient prévu. Maintenant, on allait suivre mes règles à moi, et j’avais dans l’idée que le cadavre qui se trouvait dans mon réfrigérateur valait beaucoup plus de cinq cents dollars.
Quelque chose me disait que j’étais désormais propriétaire d’un cadavre d’une valeur de dix mille dollars. Je l’avais volé ; il était à moi ; j’étais fermement décidé à en tirer le maximum et la somme de dix mille dollars me paraissait faire exactement le poids.
J’ai aperçu la lumière d’une cabine téléphonique plus loin sur la route. Je me suis rappelé que je n’avais toujours pas appelé ma mère et que j’avais encore ça à faire. Il valait mieux que je m’en occupe avant de passer à des affaires plus sérieuses. Je ne tenais pas à ce que ça me trotte dans la tête au moment où je me préparais à faire le plus gros coup de ma vie et à passer le restant de mes jours à l’Hôtel des Petits Vernis.
Je me suis garé et je suis descendu.
J’ai mis une pièce dans la fente et j’ai composé son numéro.
Ça a sonné une douzaine de fois.
Bon dieu de bon dieu ! Je ne suis pas arrivé à l’entendre décrocher et dire « Allo », ce à quoi j’aurais répondu « Salut, M’man. C’est moi », et du coup elle aurait fait « Allo ? Qui est à l’appareil ? Allo », et alors moi je me serais mis à geindre : « M’man », et puis elle m’aurait répondu : Ce n’est tout de même pas mon fils qui m’appelle. Allo ? » et moi j’aurais continué à geindre en disant « M’man » et elle, elle aurait fait : « On dirait mon fils ; mais il n’aurait pas le toupet de m’appeler s’il était toujours détective privé. »
Comme elle n’était pas chez elle, j’ai échappé à tout ça.
Où était-elle ?
On était vendredi et elle était allée au cimetière voir mon père que j’avais tué à l’âge de quatre ans, mais je savais qu’à l’heure qu’il était elle était rentrée du cimetière.
Où était-elle ?
Je suis remonté en voiture et j’ai repris la route du cimetière. Il fallait une dizaine de minutes pour y aller. Et alors, attention ! : ça allait chier ! Je me suis dit que le cou et sa riche patronne n’allaient pas tellement apprécier le changement de plan et mon nouveau tarif pour le cadavre.
Ouais, ça allait leur faire une sale surprise, et à mon sens, ça ne pouvait pas mieux tomber que sur ces deux-là. J’étais bien content qu’il me reste cinq cartouches. Ce serait assez pour réduire le cou à la taille d’un petit doigt.
Et puis je me suis souvenu de quelque chose.
J’ai mis la main dans ma poche, j’ai sorti le revolver vide et je l’ai posé sur le siège à côté de moi. Je n’allais pas recommencer la même erreur. Vachement gênant. Ça aurait pu me retomber dessus si je n’avais pas repris la situation en main comme je l’avais fait en tirant dans la jambe de Sourire.
J’avais eu de la chance.
Merde. Sourire aurait tout aussi bien pu se trouver assis là, à ma place, au volant de sa propre voiture avec ses trois amis dans l’auto, en train de plaisanter et de rigoler, avec le corps de la putain dans le coffre, et moi étendu dans la rue comme une recette inachevée. Pour compléter le plat, il aurait plus manqué que des oignons, des pommes de terre, des carottes et une feuille de laurier.
L’idée de me retrouver en daube ne me disait rien qui vaille.